La lourde clé trouva enfin la serrure.
« Quelle soirée, mon ami… »
Le grincement strident du pêne couvrit sa réponse.
Il s’était fait étrangement silencieux sur le chemin du retour, ce qui n’aurait pas manqué de m’étonner si le vin ne m’avait pas délicieusement brouillé les esprits.
J’avais espéré que la chaleur du 14 nous enveloppe aussitôt la porte ouverte, mais c’est un froid glacial qui nous accueillit ; le feu avait dû rendre l’âme des heures plus tôt, et personne n’avait pris soin de le raviver. Le temps de refermer la porte derrière nous, Erik avait déjà lancé son haut de forme sur le dessus de la bibliothèque où il y resterait jusqu’à ce que je veuille bien l’en extirper et s’acharnait à retirer ses bottes à coups de talon, avachi dans le fauteuil de cuir qui jouxtait la porte-fenêtre à la française.
« Dieu qu’il fait froid… » n’ai-je pu m’empêcher de murmurer en retirant mes gants à regret. Lui portait toujours le sien, évidemment, son seul et unique gant gauche, coquetterie à laquelle chacun s’évertuait de trouver justification, sans succès. Pendant ces quatre années passées à Gunnersbury Park, dans l’appartement numéro 14, en compagnie de mon récent ami Erik Applewhite, le sujet n’est venu effleurer mes lèvres qu’une seule fois et les avait quittées aussitôt que son regard de glace s’est posé sur moi. Il est choses dont on ne parle pas, à Gunnersbury Park.
« Sortons, voulez-vous ? »
Sa voix résonnait dans l’appartement comme s’il avait été conçu pour elle.
« C’est la nuit de Noël, Erik. Le Ten Bells et tous les autres pubs de Londres auront fermé leurs portes il y a des heures de cela. Et nous avons tous deux bien assez bu pour ce soir.
— Dieu que vous êtes ennuyeux, mon ami. »
Je me suis saisi de quelques buches bien sèches, les ai lancées dans le lit de cendre.
« Que faites-vous ?
— J’allume un feu. Vous allez attraper la mort dans cette redingote fine comme du papier de soie. »
Un sourire suffisant illumina son visage.
« Elle est magnifique, n’est-ce pas ? Quel dommage que vous n’ayez pas voulu… Mais n’en parlons plus. Servez-moi un cognac, plutôt. Et servez-vous-en un par la même occasion. »
J’ai observé la cendre retomber lentement en un fin nuage gris avant d’obtempérer. Erik ne me donnait pas d’ordres, jamais – il m’avait supplié depuis le premier jouer de le traiter d’égal à égal, avec toute l’insistance que l’on met quand l’intention n’y est pas – mais il suggérait souvent. J’avais appris à ne plus m’en offenser. Je lui devais bien cela, après tout, sans lui, je serais probablement en train de croupir dans un taudis crasseux avec des rats pour seule compagnie au lieu de déambuler dans les couloirs interminables de ce manoir aux plafonds hauts, aux fauteuils moelleux, aux boiseries aussi raffinées que les mets que l’on cuisinait pour nous à l’abondance. Il y avait eu juste un sourire, juste un regard, un bon mot, et il avait fait de moi son ami. De mon accord, il ne s’était pas soucié.
Il a vidé son verre de cognac avant même que je n’aie eu le temps de remplir le mien et s’est servi une nouvelle rasade généreuse – laissant une flaque ambrée sur la table de marbre – avant de se lever d’un coup sec. Je l’ai vu chanceler, lui ai tendu une main à laquelle il s’est agrippé le temps de retrouver son équilibre. Il a fait quelques pas, est allé se coller à la porte-fenêtre, y a frappé deux coups rapides.
« Il doit être mort de froid, le pauvre…
— Votre chien ?
— Qui d’autre ?
— Je suis sûr qu’il a trouvé un abri.
— Vous êtes toujours sûr de tellement de choses, mon ami. »
J’ai lancé une dernière buche dans l’âtre. Cela suffirait bien jusqu’au lendemain.
« Nous avons des domestiques pour cela, Cole. Appelez-les donc, et cessez de vous comporter comme si vous étiez l’un des leurs, c’est embarrassant, à la fin. »
Je me suis redressé brusquement, piqué au vif.
« Vous me semblez d’une humeur bien étrange, ce soir, Erik. »
Il a haussé les épaules sans commenter. La lueur des bougies s’est accrochée dans les boucles blondes qui lui tombaient dans la nuque, style outrageux que personne d’autre que lui n’aurait songé à adopter mais qui allait si bien avec la coupe longiligne de cette redingote violette – oui, violette, vous m’avez bien entendu ! – achetée le matin même sur Regent Street.
Je me suis approché de lui lentement, presque malgré moi. À un pas à peine en retrait, je voyais le nuage sur le carreau battre au rythme de sa respiration. Dans le reflet de la vitre, son regard s’est fiché dans le mien.
« Un vague remerciement n’aurait pas été de refus. »
Ma main est venue effleurer le paquet que j’avais fourré dans ma poche à la va-vite. J’ai baissé les yeux, je crois que j’ai rougi un peu.
« C’est une édition originale, après tout » il a continué en rabattant son regard sur la noirceur de la nuit. « Mais cela va sans dire. »
J’ai extirpé le livre tant bien que mal, l’ai sorti de son écrin pour en caresser la couverture distraitement.
« Erik, vous m’en voyez navré, j’allais venir vous remercier mais…
— Je sais, je sais. Eleonora. Toujours Eleonora.
— Je ne pouvais pas… Il aurait été impoli de l’éconduire.
— Mais, moi, je peux bien patienter toute la soirée. Tout cela pour ne pas même recevoir un merci. Je vais me coucher, mon ami. Je me sens las, tout à coup. »
Il a fait volte-face sans prendre la peine de m’éviter.
« Erik… »
J’ai posé une main sur son épaule et il s’est immobilisé.
« Une plume. Une plume, c’est tout ce qu’elle a trouvé à vous offrir, la pauvresse. »
J’ai ouvert la bouche, il m’a fait taire d’un regard.
« Vous avez surement raison, mon ami : vous iriez bien ensemble. Aussi ennuyeux l’un que l’autre. »
J’aurais dû m’insurger, prendre la mouche, mais mes sens étaient ailleurs. À l’évocation du nom d’Eleonora, mes yeux s’étaient perdus dans les courbes de sa robe lorsqu’elle dansait avec son père, mes narines frémissaient de son parfum qui m’embrasait lorsqu’elle passait nonchalamment trop près de moi, mon ouï se gorgeait de ces mélodies qu’elle fredonnait depuis sa chambre, la fenêtre ouverte pour profiter du soleil de fin d’après-midi, mes doigts, oh ! mes doigts, mes doigts n’en pouvaient plus d’effleurer l’ombre, la silhouette, le reflet de celle qui avait étourdi mon âme à lui en faire perdre la raison, celle pour qui les chevaux de mon cœur piaffaient d’impatience à l’idée d’un jour me retrouver dans ses bras et y…
Une bûche a roulé bruyamment dans la cheminée, emportant avec elle les bruits de sabot et l’ombre de ma belle.
« Pardon, Erik. Vous disiez ?
— Des insanités à votre sujet. Mais cela non plus ne semble pas vous intéresser plus que cette première édition de Shakespeare que j’ai mis des semaines à dénicher.
— Je suis confus, vraiment, mon ami. Ça me touche plus que vous ne puissiez l’imaginer. J’aurais aimé pouvoir être aussi généreux avec vous que vous ne l’êtes avec moi.
— Si vous attendez que je vous rassure en vous servant les sottises habituelles comme la générosité ne sort pas des portefeuilles ou je ne sais quoi, vous pouvez attendre longtemps, mon ami. »
J’ai senti mes lèvres se pincer en même temps que mon amour-propre.
« Au moins, vous voilà avec un live digne de ce nom dans votre bibliothèque. Bon Dieu, où est passé Edgar ? Je ne vais pas pouvoir aller dormir si je ne le sais pas au chaud.
— Dedans ou dehors, il ne verra pas la différence si je ne parviens pas à allumer ce satané feu. Vous savez où sont les allumettes ? »
Une bourrasque s’est engouffrée dans la pièce.
« Edgar ! Edgar ? Allez, mon garçon, il est l’heure de rentrer, Edgar !
— Bon Dieu, Erik, fermez la porte ou c’est nous qui allons mourir de froid !
— Mettez-vous une couverture sur les épaules et arrêtez de gémir. Edgar ? Edgar ! Où es-tu, Edgar ?
— Vous allez réveiller tout le domaine, Erik !
— Les réveiller ? Ils doivent être déjà tous en train de baiser les uns avec les autres, ce sont plutôt leurs hurlements à eux qui vont nous tenir éveillés, nous.
— Je n’aime pas quand vous êtes vulgaire.
— Que voulez-vous, vous vous offusquez d’un rien, mon ami. Surtout quand on vous parle de baiser. Parfois, je me demande si vous–
— Il suffit, Erik. »
Il s’est tourné vers moi, le sourire à peine retenu.
« Dieu, que vous êtes prévisible.
— Pas autant que vous pouvez être insupportable. »
J’ai senti son sourire s’élargir avant qu’il ne se rabatte sur l’horizon.
« Je vous taquine, mon ami. Vous vous doutez bien que Thomas ne laisserait jamais aucun de ces malotrus s’approcher d’Eleonora. Il veut garder sa fille aussi vierge que son propre trou du cul.
— Erik !
— J’ai dans l’idée qu’il a de grands projets, pour elle. Vous avez entendu la nouvelle, j’imagine… »
Mon cœur s’est glacé d’effroi.
« La nouvelle ?
— Elle aurait reçu des avances. »
Ma gorge s’est serrée à m’empêcher de respirer.
« Des avances, vous dites ? »
Il a pris tout son temps pour aller chercher une cigarette dans son secrétaire, m’en tendre une que j’ai refusé d’un revers de main, gratter une allumette sur son ongle.
« Oh, non, pas les vôtres, mon ami. Celle d’un beau parti. »
J’ai reculé, chancelant.
« Elle vous en a parlé ? Qu’a-t-elle dit ? Je vous en conjure, mon ami, qu’a-t-elle dit ?
— De son futur mari ? Qu’il était sot comme un bourricot, et laid comme…
— Pas de lui, de moi ! »
Il a tiré une longue bouffée sur sa cigarette. Il m’a soufflé la fumée au visage, lentement, sans se départir de son sourire en coin.
« Oh, ça. Rien de précis » a-t-il dit avec un geste vague de la main. « Des avances de ce type, vous savez… »
Bien sûr. Évidemment, qu’elle s’en était moquée éperdument. Je n’étais qu’un sans-le-sou, un moins-que-rien qui griffonne quelques lignes maladroites sur un papier de mauvaise qualité. Pas quelqu’un à qui l’on répond, pas quelqu’un à qui l’on accorde la moindre attention. Une anecdote à s’échanger dans les salons derrière l’écran des éventails, voilà ce que j’étais.
« Je vous en prie, mon ami, ne faites pas cette tête. Qu’espériez-vous, enfin ? »
Je me suis assis sur le bord d’une chaise.
« Mais cette plume… » ai-je murmuré pour moi-même.
« Vous disiez ?
— Rien. Rien, Erik. »
J’ai regardé la fumée de sa cigarette s’envoler dans la nuit noire.
Ce n’était pas une coïncidence…
Ça ne pouvait pas être une coïncidence ! Cette plume, ce présent qu’elle était venue m’offrir en personne alors que chacun piochait ses paquets sous le sapin aux mille bougies… Était-ce un signe ? Un signe qu’elle aurait voulu répondre mais n’en avait pas le loisir ? Un message crypté dont seul le destinataire pouvait comprendre la signification ?
« Cole ? Pourquoi souriez-vous comme un idiot, mon ami ?
— Pour rien, Erik. Pour rien. »
Je lui écrirais une autre lettre. C’est ce qu’elle voulait, n’est-ce pas ? Une autre lettre, et une autre le lendemain, et une autre le jour d’après ; je lui raconterais tout l’amour que j’ai pour elle, la joie qu’elle instille dans mon cœur quand j’entends ses pas feutrés dans l’antre-chambre, je lui raconterai mes promenades dans le Park à l’imaginer à mon bras, à lui murmurer des mots doux, des sottises et des poèmes, je lui dirais mes rêveries de fin d’après-midi allongé auprès de l’étang en fer à cheval, je lui confierai mes désirs, mes envies, mes jalousies quand elle adresse le moindre regard à qui que ce soit, où que ce soit.
Demain.
Erik m’a tendu un autre verre de cognac. Il a refermé ses doigts sur les miens, pour se stabiliser, encore, j’imagine.
« Qu’est-ce que vous lui trouvez ? »
J’ai fait mine de ne pas comprendre.
« Eleonora. Qu’est-ce que vous lui trouvez ? Qu’est-ce qu’elle a de plus que moi ? »
J’ai éclaté d’un rire trop bruyant. Son sourire s’est effacé.
« Vous m’êtes très cher, Erik, mais vous conviendrez que la comparaison est incongrue… Ce que je ressens pour Eleonora est… »
Des tapotements contre la vitre.
Il a brusquement retiré sa main de la mienne et en quelques enjambées rapides a rejoint la porte-fenêtre.
« Edgar… ? Edgar ! Te voilà, mon garçon, te voilà enfin ! »
Une petite boule de poils blanche et noire s’est précipitée à l’intérieur.
« Nous qui croyions t’avoir à jamais perdu ! »
Erik s’est baissé pour saisir au passage le petit chien qui galopait dans l’appartement en remuant son petit bout de queue si fort qu’il en faillit perdre l’équilibre plus d’une fois. Erik dût faire preuve de dextérité pour le garder dans ses bras et l’enrouler dans une couverture tout en évitant les coups de langue de l’animal.
« Où étais-tu passé ? Ne me dis pas que tu étais parti chasser le lapin ! Pas un soir de Noël ! Et tu me laisses tout seul, tout seul avec ce grand idiot de Cole, enfin, Edgar, tu n’y penses pas ! Tu m’avais promis de toujours fêter Noël avec moi, Edgar, petit chenapan ! »
Les oreilles dressées, Edgar s’est immobilisé quelques secondes, le regard rivé sur Erik avant de se remettre à gigoter avec une telle force qu’il manqua de lui échapper.
« Cole va nous faire une jolie flambée et tu vas pouvoir te réchauffer. N’est-ce pas, Cole ? Un feu de bois pour réchauffer les corps transis et les cœurs brisés.
— Si je parviens à trouver une allumette, cela dit » marmonnais-je en secouant la boite vide qui trônait sur le manteau de cheminée.
Assis sur le fauteuil, le chien emmitouflé dans sa couverture sur ses genoux, Erik lui accordait plus d’attention qu’à moi.
« Hein, Edgar ? On ne sait pas où elles sont les allumettes, nous, hein ? Eh non ! On n’allume pas de feux, nous, on demande aux domestiques de les allumer. On ne cire pas nos bottes, on demande à ce qu’elles soient cirées. On lit des premières éditions et on boit du cognac, c’est ça que l’on fait, nous, hein ? Pas vrai ? »
J’ai ouvert les placards, les tiroirs de la commode. Il devait bien y avoir des allumettes quelques part !
Un nuage de fumée a tournoyé autour d’Erik avant de s’effacer.
Mais bien sûr, quel idiot ! Le secrétaire… Il gardait toujours des allumettes pour ses satanés cigarettes.
J’ai fait deux pas, ouvert le tiroir.
« Cole ! Non ! »
Je ne sais pas si c’est le cri d’Erik ou la vue des enveloppes qui m’a glacé les sangs.
Je suis resté là, longtemps, la main crispée sur la poignée du tiroir entrouvert.
Dans celui-ci, quatre enveloppes crème, portant le nom de Cole Smith. Mon nom.
Les courbes étaient à n’en point douter de la main d’Eleonora.
Derrière moi, un murmure indistinct :
« Cole… Je peux tout vous expliquer, mon ami. »
Je me suis saisi de l’une des enveloppes. Le sceau en était brisé. Quelqu’un d’autre avait posé les yeux sur ces mots qui m’étaient adressés et les avait salis à jamais.
« Cole ? Cole, je t’en prie… »
J’ai parcouru les quelques lignes, sans comprendre. Je chancelais, comme pris de vertige, frissonnais non plus de froid mais de douleur, de désespoir. La lettre m’a échappé, s’est couchée au sol comme une feuille morte dans l’automne de mes amours. J’ai pris la seconde, dans laquelle elle s’étonnait de ne pas avoir reçu de réponse, la troisième, dont mes yeux ont refusé de lire les mots brouillés. Je n’ai pas eu le cœur d’ouvrir la dernière. Je savais trop bien ce qu’elle contenait.
Les petites pattes d’Edgar se sont posées sur ma jambe et je ne suis baissé pour le prendre dans mes bras, par habitude.
Erik a écrasé sa cigarette lentement.
« Pourquoi, Erik ? Pourquoi ? »
Il s’est approché doucement. En prenant Edgar de mes bras, il a posé sa main sur la mienne une nouvelle fois. Avec insistance. Il m’a regardé droit dans les yeux.
« Tu comprendras, Cole. Un jour, tu comprendras. »
J’ai reculé ; j’ai buté dans mes rêves et mes désirs jonchant le sol, manqué d’y perdre l’équilibre.
Erik s’est laissé tomber dans son fauteuil, berçant Edgar dans ses bras.
J’ai monté d’un pas mal assuré les quelques marches qui menaient à ma chambre.
Il avait raison, j’ai compris, des années plus tard. Je ne lui ai pas pardonné, n’ai pas même essayé.
Dire que j’ai cru que c’était à Edgar qu’il s’adressait quand, du haut de l’escalier, je l’ai entendu murmurer d’une voix contrite :
« Promets-moi, s’il te plait, promets-moi une chose : plus jamais on ne fête Noël séparément… »