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Prologue

La Glissade, Prologue

PROLOGUE

Alors, c’est comme ça que ça commence. Une conversation rapide au coin de la table de cuisine, entre le fromage et le dessert, comme on parlerait de l’opération de la cataracte de tante Adélaïde sauf que là, c’était mes tripes que le scalpel s’amusait à taillader.

Tu as eu la délicatesse de m’épargner le bon vieux cliché du c’est pas toi, c’est moi. Ce n’est pas ton style. Toi, tu es plutôt du genre à me dire que tout est ma faute, tout le temps. Par principe. À t’écouter, la cataracte de tante Adélaïde, ça aussi, ça pourrait bien être ma faute.
On a passé le cap des sept ans. Tout le monde nous a dit que c’était le plus difficile.
On a passé les dix ans, tout le monde nous a dit que c’était le plus difficile.
On a passé les quinze ans sans que plus personne ne nous dise quoi que ce soit puisqu’ils avaient déjà tous divorcé, et on a bien failli passer les vingt ans. Le comble, c’est qu’on pourrait bien les passer quand même, les vingt ans, malgré tout ça. Ça n’arrive pas dans un claquement de doigts, un divorce, ça prend du temps. Trop de temps. Tu imagines ? Se retrouver à signer les documents de nos avocats respectifs le jour de nos vingt ans de mariage, ça serait un comble. Bon anniversaire ! Tu gardes la table de salon, ou celle du séjour ?

Ce genre de twist dans le scénario, je ne connais pas grand monde qui s’en réjouisse, et je tombais à pieds joints dans la majorité dépitée. Mais ce que j’avais encore plus de mal à digérer, c’était d’avoir passé une bonne partie de ces deux dernières années à mettre des coups de pied au derrière d’une crise de la quarantaine qui essayait de pointer son nez sournoisement quand j’avais le dos tourné. Le genre d’invité qui sort par la porte pour mieux revenir par la fenêtre. Et si pour certains, la meilleure façon de résister à la tentation, c’est d’y succomber, je suis plutôt de ceux qui estiment que jeter en l’air la moitié de son existence pour voir où et comment elle allait retomber relève de cette logique implacable que l’on appelle en termes techniques crétinisme avancé. Pour s’en sortir sans trop de dégâts, c’est simple, la petite stagiaire de la compta, c’est comme pour les piqures de moustiques : plus ça te démange, moins tu y touches.
J’aurais mieux fait d’y toucher, tiens.

C’est bien d’être passé par tous ces efforts surhumains, tous ces serrages de ceintures et ces œillères auto-infligées, c’est parfait, ça me prouve que j’ai de la volonté. Comme si j’avais eu besoin de ça pour m’en rendre compte. Et puis ça me fait une belle jambe, tiens, si c’est pour que toi, par-derrière, ce soit toi qui la fasses, ma crise de la quarantaine. Quel culot ! Et pas une petite, hein, pas un petit coup d’un soir avec le mécano du coin, non, on y va à fond, là, le tigre dans le moteur, le pied sur le champignon et direction les piliers du pont de l’Alma, histoire de ne pas se louper. Et c’est moi qui suis sur le siège passager.

Je digère mal la vengeance, chaude ou froide, j’essaie de ne pas en abuser, mais là, les poings serrés sous la table de la cuisine à t’écouter me raconter que c’est mieux comme ça, qu’on a vécu de bons moments mais qu’à trop se donner d’espace on a fini par se perdre sans même avoir la décence de me regarder droit dans les yeux, je me suis dit que j’avais été bien con de ne pas la raccompagner jusque chez elle, la petite stagiaire de la compta.
L’horloge s’est mise à cracher une seconde tous les jamais. Bruyamment. Tellement bruyamment que je n’arrivais même plus à me concentrer sur ce que tu déblatérais, depuis le fin fond du bout de ta table.
— Tu ne dis rien…
Qu’est-ce que tu voulais que je dise ? Que je te fasse un sermon de dimanche de Pâques, que je te dise que comme tous les couples, on a traversé des tempêtes, qu’il faut s’accrocher, que l’orage va passer, qu’il faut qu’on s’aime les uns les autres et tendre la joue gauche pour que tu puisses me mettre une autre calotte ? Qu’on est plus forts que ça, qu’on a les enfants, qu’on s’aime et qu’il faut savoir rebondir, repartir du bon pied, qu’on allait se parler, aller voir un conseiller conjugal et se mettre au sexe tantrique pour essayer de reconnecter nos énergies, comme ils disent dans tes magazines ? Je te connais trop pour ça, Mathilda. Quand tu as décidé d’avoir une idée, aussi conne qu’elle soit, on peut bien te prouver par a plus b que tu as tort, tu nous les fais bouffer matin, midi et soir nos a et nos b jusqu’à ce qu’ils rentrent dans tes cases à toi. Il y a eu un temps, tu savais bien utiliser la grève du sexe, pour ça. Récemment, tu te contentes de me faire la gueule et de me servir une armada de réponses monosyllabiques, au mieux. Parce que ça fait combien, cinq, six mois qu’on n’a pas fait l’amour ? Ni l’amour ni rien d’autre, d’ailleurs. Au moins six mois. J’ai arrêté de compter à la fin de l’hiver, c’est pour dire. Je sais bien, tout ne tourne pas autour du sexe et on n’a pas besoin d’être l’un dans l’autre tous les soirs, ce n’est pas ce que je veux dire. Mais quand on ne partage plus ces moments-là, quand il n’y a même plus cette connexion chimique, animale, instinctive, quand on ne se touche plus, quand on ne s’embrasse plus, qu’est-ce qui reste ?
Je ne peux pas te blâmer pour ça, c’est en partie ma faute. Non, c’est complètement ma faute. Après des années à toujours être celui qui doit faire le premier pas, le premier geste, j’en ai eu assez de quémander ton attention. Faire la manche dans son propre lit une fois par semaine, ça ne fait pas briller l’égo. À mon tour, j’ai eu une idée stupide. Une idée qui aurait fait secouer la tête de dépit n’importe qui en âge de comprendre qu’un carré ne rentrera jamais dans un rond : j’allais à mon tour faire la grève du sexe. Pas parce que je n’avais pas envie de toi, bien au contraire. J’avais juste envie que tu aies envie de moi. J’allais te laisser le temps, te laisser t’impatienter, laisser le désir grandir au creux de tes reins jusqu’à ce que tu viennes poser une main sur mon torse, jouer avec mon oreille, ou me plaquer contre le mur. J’en frémissais rien qu’à l’idée.
Tout fier de moi, j’ai patienté une semaine, puis deux. Je suis allé me coucher un peu plus tôt que d’habitude, en te disant que j’allais lire un livre. Avec plein de guillemets. Prends ton temps, je te disais parfois, finis ton programme. Tu as pris ça un peu trop au pied de la lettre. Tes soirées avec Netflix te captivaient plus que les draps de notre lit. Si moi je me couchais plus tôt, toi tu te glissais sous les couvertures de plus en plus tard. Après que j’ai fini par capituler et ai éteint la lampe de chevet.

Bien sûr que j’aurais dû le voir venir, si on n’avait pas été embourbés dans notre petit quotidien sans intérêt. Bien sûr que j’aurais pu faire un effort, ça fait vingt ans que j’en fais, des efforts, ce n’est pas ça qui m’aurait tué, mais oui, moi aussi j’avais baissé les bras, d’une certaine manière. J’ai arrêté d’être déçu de m’endormir seul, arrêté d’être peiné de ne partager mon petit déjeuner qu’avec la télévision, sans le son, pour ne pas te déranger. Ne plus te déranger. Plus de pieds glacés collés sur mes cuisses, plus de ronchonnements, plus de il fait froid, tu ne trouves pas ? plus de tu veux fermer la fenêtre, chéri ? ni d’épaule qui se pelotonne contre moi quand les violons d’un film romantique te font monter une petite larme. Le chant des oiseaux est venu remplacer le son de ta radio le matin quand je prenais mon café sur les marches du perron, le passage du facteur me donnait l’heure, la cloche électrique de l’école d’à côté, celle où nos enfants ne sont pas allés, me rappelait que j’étais en retard. Pour me réchauffer les mains, ma tasse de café plutôt que la main de ma femme. Tu as toujours les mains froides, de toute façon. J’ai des problèmes de circulation, tu dis tout le temps. Ça me vient de ma mère
Comme je disais, tu aimes bien blâmer les autres.

Tu en étais déjà à passer en revue toute une liste de détails qui ne m’avaient même pas encore effleuré l’esprit : le compte joint, qui garderait le chat – tu n’aimes pas les chats de toute façon – la chambre d’Arnaud dans laquelle tu t’installerais en attendant qu’on prenne une décision pour la maison, la voiture qui–
— Pardon ?
— Oui, Édouard. Il va falloir que l’on discute, pour la maison. Ce n’est pas aussi simple qu’il y parait. Tu sais à quel point je suis impliquée dans la communauté. Toi, tu es toujours enfermé dans ton bureau, que tu sois ici ou ailleurs, ça ne fait pas grande différence, n’est-ce pas ?
Heureusement que tu as enchaîné sur les mensualités de la police d’assurance que tu acceptais avec toute la grandeur d’âme qui te caractérise que je continue à payer sinon je t’aurais ri au nez. Impliquée dans la communauté. On aura tout entendu. Si t’impliquer dans la communauté, c’est organiser des soirées Tupperware deux fois par mois, c’est sûrement une bonne chose que tu n’aies pas pris à cœur de t’impliquer dans les conflits au Moyen-Orient ou le réchauffement climatique.

Avec le recul, je veux essayer de me faire croire que c’était pour te détacher de l’émotionnel que tu t’attardais tant sur le matériel. Si c’est ça, alors tu avais une sacrée longueur d’avance sur moi qui étais toujours bloqué à je crois qu’il faut qu’on se sépare. Il y avait de la neige dans ma tête, de la friture dans mon crâne. La cuisine a viré au noir et blanc. Je me suis senti basculer, mettre un pied dans le vide, et tomber, lentement.
Dans le vide, personne ne nous entend hurler.
— Ça va, Édouard ?
Ma main s’est agrippée à la table comme à une bouée. Pour me maintenir la tête hors de l’eau.
Depuis quand tu m’appelais Édouard ? J’avais toujours été Eddie, pour toi, depuis le premier jour. J’ai beau chercher, je n’arrive plus à retrouver le moment où je suis devenu Édouard. C’est sûrement arrivé progressivement. Comme tout le reste.
— Ça va. Ça va.
J’avais peine à reconnaître la voix sortie de ma gorge. C’était peut-être celle d’Édouard, pas celle d’Eddie.
Les couleurs ont fini par revenir. Le rouge de la faïence qu’on avait choisie ensemble l’année passée quand tu avais décidé de refaire la cuisine a repris une teinte plus vive, les pots à épices rangés par ordre de taille au-dessus des placards ont repris leur éclat habituel. Dans l’évier, la vaisselle que tu avais été trop occupée pour faire dans la journée reflétait un soleil bien trop vif. Sous acide. C’est ça. Je suis passé de Blanche-Neige à Alice au pays des Merveilles, version Tim Burton.

Tu voulais la voiture.
Pour les enfants.
Le grand conduit et à la sienne. Quant au petit – il a dix-huit ans, il faut que j’arrête de l’appeler le petit – il est de l’autre côté de la Manche, bien happy dans son underground et n’a aucune envie de revenir ne serait-ce que pour le week-end, encore moins pour les vacances alors, la voiture, qu’est-ce qu’il doit bien s’en foutre.
Tu voulais tout, tout et son contraire. Tu abattais tes cartes une par une avec la dextérité d’un prestidigitateur écartant les rois de cœur pour dévoiler les dames de pique, sans me laisser de répit, sans me laisser le temps de trouver des réponses à des questions à peine formulées.
Je dois bien te le concéder, ta petite présentation avait été préparée à merveille. Toutes ces soirées à vendre des bougies parfumées et ta gamme de produits bio-machinchose aux amies de tes amies avaient fini par payer, tes aptitudes à embobiner ton auditoire avaient atteint les hautes sphères. Si j’étais rentré un peu plus tard, je pense qu’il y aurait eu un PowerPoint sur la télé pour servir de support visuel et m’expliquer les bienfaits exceptionnels qu’une séparation au naturel aurait sur notre bien-être (surtout le tien), le tout validé par une brochette d’experts aux titres à rallonge et aux blouses blanches impeccablement repassées.

Sous la table, ma jambe gauche trouvait que j’avais fait preuve d’assez de patience et que le moment était venu de t’envoyer bouler. Elle a commencé à taper du talon, doucement d’abord, et puis en y mettant plus de cœur. C’est ma soupape de sécurité. Le signal du coup d’envoi. Je pouvais bien essayer de la maîtriser, poser mon coude sur ma cuisse pour tenter d’arrêter ce sautillement insupportable, la bataille était perdue d’avance. Et si on se connait aussi bien qu’on veut le prétendre après toutes ces années de mariage, tu aurais dû le savoir, tu aurais pu abréger un peu ton exposé en trois parties et me laisser aller enfiler un short, des baskets, et aller courir. Il n’y a que ça qui me calme. Ce n’est pas nouveau, ce n’est pas compliqué à comprendre, mais non, dans le monde de Mathilda, il n’a que Mathilda qui existe.
— Tu devrais voir quelqu’un. Physiquement, je veux dire. Sentimentalement.
J’oubliais que trouver la nouvelle femme de sa vie, c’était aussi facile que de commander une pizza. Avec un peu de chance, Deliveroo te la dépose directement sur le palier encore toute chaude.
— Je n’en suis pas encore là, Mathilda.
Tu n’as pas répondu, je n’ai pas voulu le remarquer.

Michel et Anne-Marie ? Oui, oui, bien sûr qu’il fallait décommander. Je ne me voyais pas passer une soirée de plus avec tes amis à prétendre que tout va bien ou, pire, à laisser Anne-Marie nous faire une psychothérapie express en suivant les bons conseils trouvés dans un vieux Femme Actuelle. Anne-Marie et Michel. Des pots de colle qui s’invitent un week-end sur deux. Il y a des fois, je me demande si on a la garde partagée, ou un truc comme ça. Au moins, j’aurai une bonne excuse pour ne plus les voir, c’est toujours ça.
Cynique ? Non, je ne suis pas cynique, je suis juste à deux doigts d’imploser. J’ai la jambe qui fait des sauts périlleux dignes des Jeux olympiques, mes ongles sont en train de creuser les tranchées de la guerre 14 dans mes cuisses, qu’est-ce que tu en dis, on se fait un petit break, là ?
— Parle, Édouard, enfin ! Dis quelque chose.
Crois-moi, Mathilda, il valait mieux que je me taise. Ce qui pendait au bout de mes lèvres, là, c’est tout ce que tu ne voulais pas entendre, ni ce jour-là, ni jamais – mais surtout pas ce jour-là.
Tu as accueilli mon silence de ton air le plus condescendant.
Tu aurais dû faire maitresse d’école. De celles que les gosses n’aiment pas.

— Je vais aller courir.
Tu as grommelé quelque chose que je ne t’ai pas demandé de répéter. Je suis monté me changer, presque calmement, presque tranquillement.

Il fait chaud, aujourd’hui.
Il y a du vent, mais il fait chaud.

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